Introduction

Jean de Rotrou : du bon usage du théâtre

« Ô pédants ! à Ducis mous préférons Rotrou »

Victor Hugo, Les Contemplations, Livre I, XXVI.

« Autant Corneille s’élève au-dessus de Rotrou, autant Rotrou s’élève au-dessus de ses rivaux. »

Félix Hémon, Rotrou. Théâtre choisi, p. 38.

Considéré à très juste titre par les spécialistes du théâtre comme le quatrième dramaturge du XVIIe siècle — le meilleur des moins bons ? —, l’on ne sait pourtant que très peu de choses à propos de Jean Rotrou. Ou Jean de Rotrou, comme on put légitimement l’appeler après que le dramaturge se fit juge en se portant acquéreur, le 26 novembre 1639, de l’office anoblissant de “Lieutenant particulier, assesseur civil et criminel, au comté et bailliage de Dreux”. Aucun document manuscrit authentique, aucune lettre, aucun écrit théorique afférent à la conception qu’il se faisait de son art ne semble avoir subsisté. « Si nous n’avions certains détails transmis par la tradition et même sous forme de conjectures », avouait Jules Jarry en 1868, « la biographie de Rotrou tiendrait en quatre lignes » (Essai, p. 9). Nous sommes aujourd’hui beaucoup mieux renseignés sur les aventures éditoriales de ses textes dramatiques, et cela grâce en particulier aux recherches érudites d’Alan Howe et d’Alain Riffaud, mais rien n’est véritablement venu démentir le constat de Jarry en ce qui concerne sa personne.

Qu’il s’agisse de sa vie personnelle, de sa fonction de magistrat, de son entregent littéraire, de sa prétendue dévotion religieuse ou, encore, de ses éventuelles théories dramatiques, nous devons souvent nous contenter de simples hypothèses. Une fois retranchés la légende d’un Rotrou, joueur invétéré, qui, pour rendre son argent moins accessible, enfouissait ses économies sous un tas de fagots ; le postulat peu vraisemblable, et en tout cas non vérifié, d’un rapport amical avec Corneille ; et, enfin, sa mort apparemment héroïque face à la peste, peu de choses subsistent pour qui voudrait écrire une biographie conséquente de l’auteur du Véritable Saint Genest (1647), sa tragédie la moins ignorée.

1/. Jean de Rotrou : 1609 - 1650

Né à Dreux en 1609 — au numéro 3 de la rue au Lait, devenue rue Rotrou en 1836 sur décision du Conseil municipal—, et baptisé le 21 août, Rotrou fut victime d’une épidémie de peste en 1650 dans cette même ville d’Eure-et-Loir sise à quelque quatre-vingts kilomètres à l’ouest de Paris. C’est dans cette ville que Rotrou commença ses humanités avant d’être envoyé à Paris où il étudia la philosophie sous la direction de l’abbé de Bréda, futur curé de Saint-André-des-Arts, et où, à l’évidence, il se lança avec succès dans l’écriture dramatique.

Après la représentation de sa première pièce, la tragi-comédie de L’Hypocondriaque ou Le Mort amoureux, au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, probablement en 1628, Rotrou devint le dramaturge officiel de la troupe des « Comédiens du Roi » qui occupait ce théâtre. Contraignant, l’accord que passa alors Rotrou avec le responsable de cette troupe, Pierre Le Messier, dit Bellerose, stipulait que le dramaturge s’engageait à vendre aux comédiens toutes ses pièces manuscrites. Bellerose devenait ainsi à peu de frais le propriétaire de tous les textes dramatiques de son “poète à gages” et, afin de conserver l’exclusivité des pièces, avait tout intérêt à en retarder la publication aussi longtemps que possible afin qu’elles ne tombent dans le domaine public. Ce contrat léonin fut résilié vers 1635, lorsque Rotrou s’assura la protection de François II d’Averton, comte de Belin, et qu’il put compter sur le soutien, beaucoup plus prestigieux, de Richelieu. Celui-ci nomma Rotrou “Gentilhomme ordinaire” de sa maison et, à défaut de lui offrir un siège au sein de la jeune Académie-Française qu’il venait de créer, l’enrôla aux côtés de Corneille, Boisrobert, L’Estoile et Colletet dans cette moindre académie : le cénacle dit des “Cinq Auteurs”. Ces jeunes plumes étaient chargées de mettre en forme les canevas dramatiques imaginés par le cardinal-ministre et susceptibles de faire valoir sa politique.

À la mort du comte de Belin, le 29 septembre 1637, et écarté de la politique culturelle de Richelieu gérée par Jean Chapelain, Rotrou se retrouva en mal de protecteur et renoua avec la troupe de Bellerose. Un nouveau contrat fut signé entre un directeur de troupe qui ne pouvait dorénavant négliger la concurrence de plus en plus sévère du théâtre du Marais, ni faire fi de la notoriété d’un dramaturge dont un éventuel passage à la troupe rivale eût ruiné celle de l’Hôtel de Bourgogne, alors en grande difficulté. L’intransigeance initiale des « Comédiens du Roi » aurait désormais relevé du suicide, et ceux-ci se montrèrent par conséquent beaucoup plus souples dans les clauses du contrat qu’ils proposèrent à Rotrou. Ils lui offrirent une rémunération de six cents livres tournois pour chacun de ses textes et, surtout, consentirent à ce que leur prolifique auteur puisse faire publier ses pièces après un délai de représentation de dix-huit mois. Le dramaturge bénéficia aussi de davantage de temps pour peaufiner ses textes qui, dès lors, se succédèrent au rythme plus raisonnable d’une seule pièce par an.

En 1639, Rotrou retourna à Dreux où, je l’ai dit, il se porta acquéreur de la charge de lieutenant particulier. C’est à cette époque que le dramaturge-juge maintenant anobli — “anobli d’office” si j’ose dire — épousa une certaine Marguerite Camus, en 1640, et qu’il allait écrire les trois tragédies qui passent aujourd’hui pour le meilleur de son œuvre : Le Véritable Saint Genest (1647), Venceslas (1648), Cosroès (1649). Refusant, comme le prétend l’hagiographie rotrouesque, de céder aux prières de son frère qui l’enjoignait de quitter Dreux pour se mettre à l’abri d’une épidémie de fièvre pourprée qui s’était abattue sur la région, Rotrou devait bientôt succomber à ce type de peste. Approchant son quarante-et-unième anniversaire, il fut enterré dans sa ville natale le 28 juin 1650.

2/. Vous avez dit « Rotrou » ?

À l’exception évidente des spécialistes de Rotrou — et la présente bibliographie atteste de leur nombre en constante augmentation[1] — et des candidat(e)s à l’agrégation de Lettres modernes de 2008, lorsque trois de ses pièces eurent l’insigne honneur de figurer au programme du prestigieux concours : Antigone, Venceslas, Le Véritable Saint Genest[2], le nom du dramaturge drouais, pour ne rien dire de son théâtre, demeure largement inconnu du public cultivé, et plus encore du grand public.

Les Drouais, qui en 2009 célébrèrent le quatrième centenaire de la naissance de Rotrou, connaissent bien sûr sa statue qui, depuis 1867, trône sur la place de leur ville qui porte son nom[3] ; mais quid des autres[4] ? Au mieux, si l’on peut dire, ils font peut-être un rapprochement entre ce patronyme anodin et celui d’une localité homonyme du Perche : Nogent-le-Rotrou, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Dreux ; ou, mais il s’agit surtout des parisiennes et des parisiens, ils l’associent à celui de la petite rue qui flanque le théâtre de l’Odéon sur sa droite. En 1868, un an après l’érection de la statue de Dreux, la rue Molière qui longeait l’Odéon changea en effet de dénomination et prit le nom de Rotrou. Molière franchit alors la Seine et son nom baptisa une rue du 1er arrondissement, à proximité de la Comédie-Française. L’autre rue qui flanque l’Odéon, sur sa gauche, est la rue Corneille, pas très loin de la rue Racine qui, quant à elle, rejoint le boulevard Saint-Michel. D’un point de vue toponymique, on constate que Rotrou, ayant éclipsé Molière, figure ici dans le trio de tête des dramaturges du Grand Siècle. Piètre consolation onomastique, et bon nombre de promeneurs qui empruntent cette modeste rue pour se rendre au Luxembourg ou qui en reviennent seraient certainement en peine d’identifier celui à qui elle doit son nom.

Ce relatif anonymat n’aurait rien de particulièrement surprenant si Jean Rotrou n’eût été l’un des écrivains les plus en vue de son temps. Il fut le contemporain, sinon le chef de file, de dramaturges talentueux nés comme lui à l’aube du XVIIe siècle et dont la postérité, au moins jusqu’à une date récente[5] et à la notable exception de Pierre Corneille (1606), ne s’est guère soucié de perpétuer le souvenir : Tristan L’Hermite et Georges de Scudéry (1601), Jean de Mairet (1604), Pierre Du Ryer (1605), Paul Scarron (1610). Dramaturges disqualifiés par les anthologies et les histoires de la littérature qui les ont jusqu’ici réduits à la portion congrue d’une page ou moins et qui, de ce fait, ont été boudés par les metteurs en scène et oubliés du public. Il est vrai que dans le contexte d’un XVIIe siècle que l’on s’efforça de faire coïncider avec un prétendu “classicisme”, la dramaturgie de ces auteurs faisait tache, et l’on préféra retenir pour emblématique de cette manière partiale et partisane de voir les choses le théâtre du trio prestigieux formé par Corneille, Molière et Racine. Un Corneille amputé de ses comédies de jeunesse ; un Molière privé jusqu’à récemment des intermèdes chantés et dansés de ses pièces ; un Racine dont toute association avec le Baroque passe encore pour une incongruité...baroque.

Le futur juge de Dreux fit donc partie de la génération sacrifiée de ces auteurs que l’histoire littéraire écarta et qui, pourtant, eurent l’insigne mérite de renouveler profondément l’esthétique dramatique française. Non seulement ces “nouveaux dramaturges” introduisirent-ils en France des pièces étrangères, notamment italiennes et espagnoles qu’ils surent habilement adapter au goût du public parisien formé à l’école du roman mais, surtout, ils inaugurèrent un théâtre dynamique en privilégiant la mise en scène d’actions spectaculaires libérées des fastidieux développements oratoires dont était jusqu’alors friand le théâtre statique de la Renaissance. Que ce soit au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, où Rotrou succéda à Alexandre Hardy en tant que pourvoyeur officiel de textes dramatiques, ou au théâtre du Marais, qui monta ceux de Corneille, les pièces représentées allaient dorénavant accorder une très large place à des aventures mouvementées au cours desquelles, même si les débordements violents et sanglants du début du siècle n’avaient pas totalement disparu, ils s’étaient considérablement infléchis pour répondre aux attentes de destinataires beaucoup plus sourcilleux en matière de bienséances, sinon encore de vraisemblance.

Relevant du divertissement et tributaire du principe de plaisir[6], cette esthétique de la surprise et de la diversité ne concevait alors d’autres règles que celles imposées par les vicissitudes du hasard et ne s’interrogeait guère sur la crédibilité de péripéties compliquées résultant généralement de reconnaissances opportunes ainsi que des contraintes autant irrésistibles qu’inéluctables de ce « Dieu des Dieux » (Rotrou, L’Hypocondriaque, II, 2) que serait l’Amour. Devant compter avec un public élargi, dont la dissipation toujours fréquente s’ajoutait à la rusticité des salles, cette dramaturgie du mouvement, fertile en rebondissements, riche en quiproquos, fausses morts, rencontres fortuites et déguisements improbables, subordonnait souvent ses intrigues complexes à tout ornement spectaculaire susceptible d’enchanter les oreilles et de captiver les yeux. Il ne serait alors venu à aucun auteur dramatique l’idée — géniale mais assurément prématurée à l’époque — de s’essayer à faire une pièce sans la moindre intrigue, une pièce sur rien. Le parti-pris esthétique antinomique, c’est peu de le dire, qu’adoptèrent ces jeunes dramaturges impulsa une nouvelle vie à un théâtre qui, même s’il n’accéda pas immédiatement au « premier rang parmi [les] passe-temps » en s’imposant, ainsi que le souhaitait Corneille vers 1635, comme « le divertissement le plus doux de nos princes » (L’Illusion comique, V, 5), devint en tout cas très vite un « divertissement […] charmant », comme le proclame Rotrou dans Le Véritable Saint Genest (I, 4). Divertissement dont, bientôt, le public mondain et autres “intellectuels” du temps n’allaient plus pouvoir faire l’économie.

Qualifiée aujourd’hui de “baroque”, cette esthétique tumultueuse, pleine de bruit et de fureur, que remiseront bientôt au magasin des accessoires les promoteurs d’un théâtre régulier assagi, inféodé à la raison, à la mesure et au texte — et que l’histoire littéraire qualifiera de “classique” en omettant ordinairement de doter le terme de ses pourtant fort utiles guillemets de restriction mentale —, caractérise assez bien l’ensemble des trente-cinq pièces de Rotrou qui nous sont parvenues. Fréquemment adaptées avec brio d’auteurs étrangers (Cervantès, Lope de Vega, della Porta, Sénèque et Plaute), ces pièces se partagent entre seize tragi-comédies, douze comédies et sept tragédies. Catégories dramatiques assez mal définies et dont les dénominations génériques s’avèrent souvent peu pertinentes. Ainsi, de soi-disant comédies, comme par exemple La Belle Alphrède, pourraient facilement se réclamer de la rubrique tragi-comique, genre dans lequel, indéniablement, excella Rotrou.

3/. La dramaturgie rotrouesque

A.  Un théâtre baroque

Véritable hommage aux délices de l’imagination nourries par les jeux de l’illusion et par la puissance indubitable d’un art dramatique qu’elle se plaît à mettre en scène dans d’innombrables épisodes méta-théâtraux[7], la dramaturgie rotrouesque ressortit à l’esthétique baroque. Non seulement ressortit-elle à cette sensibilité particulière dans sa composante thématique et stylistique[8] mais, de façon plus essentielle encore, elle se rattache au Baroque si l’on accepte de considérer celui-ci comme consubstantiel à l’émergence de la science dite “moderne” et si l’on en fait la caractéristique d’une civilisation en profonde mutation[9]. Ainsi envisagé, le Baroque relève moins de l’esthétique que du philosophique.

Refusant le pari pascalien que favorise le constat d’une époque détraquée — « [...] all in pieces, all coherence gone », écrit John Donne en 1611 dans son Anatomy of the World —, le Baroque se nourrit de ce dont il se sait désormais privé : non en suppléant à ce manque par un rêve d’idéal ou en vilipendant un monde immonde en misant sur un hypothétique arrière-monde à venir, mais en puisant au cœur même de la déficience observée l’énergie capable d’en pallier la carence. Si, comme le postule Michel Foucault dans Les Mots et les choses (Gallimard, 1966), l’épistémè moderne des XIXe et XXe siècles inventa l’homme en tant qu’objet de connaissance, l’épistémè baroque produisit quant à elle l’individu comme sujet de maîtrise. Après que Dieu se fut retiré de la scène du monde en cessant d’apparaître comme le principe indiscutable d’autorité, il incomba au Moi de s’approprier le Monde. Non seulement le désenchantement du monde n’effraie pas le moi baroque, il est pour ainsi dire la condition de sa jouissance et de sa liberté. Par la profonde résonance qu’elle entretient avec cette conception moderne d’une existence privée de toute légitimation métaphysique, la dramaturgie rotrouesque est par conséquent éminemment baroque en ce qu’elle met continument en scène un monde dont l’organisation échoit à l’individu. Un individu audacieux, souverain et autotélique, qui sait mettre à son profit les ressources inépuisables de la mise en scène et les vertus du théâtre.

B.  Les maîtres du monde

Partageant sa distribution entre personnages-acteurs, jouant abondamment du déguisement et de la feinte, et personnages-spectateurs autant fascinés par le spectacle qui s’impose à leur regard qu’émerveillés par une illusion dont ils ont souvent été les premières victimes, Rotrou octroie aux premiers la possibilité de dresser sur le grand théâtre du monde un théâtre second. Au lieu que les illusions ou les déboires de l’existence n’entraînent ces personnages-acteurs dans le désespoir ou ne les fassent verser dans le cynisme ou dans le fatalisme, l’inconstance et la mutabilité des choses paraissent au contraire constituer de formidables adjuvants en leur fournissant de précieux modèles d’inspiration et d’émulation. Endossant le rôle de metteur en scène, ces personnages-acteurs vont être en mesure d’exercer leurs talents en rusant avec les apparences. Moins personnes que personnages, ces héros rotrouesques — mais il s’agit le plus souvent d’héroïnes qui ruinent au passage les poncifs misogynes en semant le trouble dans le genre — négocient sans cesse avec l’illusion pour, de victimes, en devenir les maîtres.

Ces « artisans de l’illusion », pour reprendre l’heureuse formule de Jacques Morel (Rotrou dramaturge de l’ambiguïté, p. 214), acceptent en effet l’illusion comme telle et en font la donnée fondamentale avec laquelle ils organisent leur existence. Confrontés à une passion amoureuse susceptible de renverser toutes les certitudes, les héros rotrouesques sont loin de manifester la moindre abdication et paraissent être arrivés à la conclusion que, dans un univers où règnent le doute et la méprise, il n’y a finalement que l’illusion et la feinte qui puissent s’avérer réelles. Et peu importe, après tout, si leur triomphe, social bien plus que moral, extérieur plutôt qu’intérieur, leur gagne des amours plutôt que l’Amour.

À la différence de certains personnages résignés qui, tel le Céliante de La Pèlerine amoureuse, acceptent comme inévitables les mouvements insondables du Ciel qui « doit seul disposer du destin des humains » (I, 1), ces personnages-acteurs font preuve de détermination et refusent d’être les jouets d’une aléatoire destinée régie par une divinité de plus en plus énigmatique. Sans prôner l’athéisme, Rotrou favorise en tout cas l’hypothèse épicurienne d’un Dieu peu contraignant qui, ayant abandonné le théâtre du monde, laisse le champ libre à la liberté humaine et à ses astucieuses prérogatives. Tel est, par exemple, le point de vue exprimé par le rival de Céliante, le déiste Lucidor. Les dieux, affirme-t-il, sont trop occupés à « Faire mouvoir les Cieux et soutenir la terre, / Entretenir la guerre entre les Éléments » (I, 1) pour s’immiscer dans les affaires humaines et s’intéresser à ce qu’ils ont commis à « l’appétit des hommes » (idem). Indifférents à ce qui se passe ici-bas, ces dieux, poursuit Lucidor, « donnent aux mortels avecques la clarté / Un pouvoir absolu dessus leur volonté » : « Tout ce qu’ils ont créé sur la terre où nous sommes / Tout ce qu’ils ont soumis à l’appétit des hommes, / N’est plus considéré de leurs divinités ; / C’est à nous de pourvoir à nos nécessités » (idem)[10]. La suite de la pièce confirmera la pertinence de l’analyse de ce lucide Lucidor. Sans l’aide de dieux insoucieux de l’ordre du monde et qui n’ont pas davantage besoin de l’individu que ce dernier a besoin d’eux, trois personnages, grâce à d’habiles mises en scène et à d’indéniables dispositions théâtrales, vont être capables de mener à bien leur projet amoureux. Sous un habit de peintre, Lucidor-Léandre aura tout loisir pour courtiser Célie ; se faisant passer pour une pèlerine, Angélique récupérera son amant ; et la folie feinte de Célie débarrassera celle-ci des prétendants que voudrait lui imposer l’autorité paternelle. (Vuillemin, « Du texte dramatique au texte spectaculaire », p. 148 sqq.). Dans La Célimène, dédoublant le théâtre pendant les 5 actes de la pièce, Florante-Floridan procure, grâce à ses talents avérés d’actrice, un divertissement de tout premier ordre à sa tante Orante, analogon scénique du spectateur véritable, et se montre capable non seulement de séduire l’insensible Célimène et sa sœur Félicie, de faire agréer à la première les avances d’Alidor et, à la seconde, celles de Lysis, mais, également, de récupérer Filandre, son infidèle amant. Dans La Céliane, de même, c’est grâce aux aptitudes théâtrales des héroïnes féminines abandonnées que sont finalement rendues « à trois amants leurs premières maîtresses » (V, 6).

Outre la feinte et le déguisement, Rotrou fait bénéficier ces astucieux personnages du regard complice de spectateurs internes dont les commentaires méta-dramatiques, tels les apartés du personnage-spectateur d’Orante dans La Célimène, transmettent à l’intention des véritables spectateurs de la pièce toute une série de signes-théâtre ayant pour objet de ne jamais leur faire perdre de vue, c’est le cas de le dire, qu’ils/elles sont en train d’assister à un spectacle en abyme conduit de main de maître[11]. Anticipant un important aspect de la postmodernité artistique, cette théâtralisation ostentatoire de l’acte créatif donne ainsi à l’instance spectatrice non seulement la possibilité de faire réflexion sur le plaisir du théâtre, « doux passe-temps » comme il est dit dans L’Hypocondriaque (IV, 4), mais également lui permet d’en apprécier les différentes modalités dramaturgiques (kinésiques, proxémiques et mimétiques) et à en saisir les infinies potentialités dramatiques.

Réfractant la conscience baroque qui, récusant toute espèce d’unité intérieure, dresse de l’être une image multiple, transitoire et en perpétuelle mutation, les personnages-acteurs de Rotrou ne sont jamais autant eux-mêmes que travestis derrière une apparence, dissimulés sous un masque. Alors que Pascal, dans son fragment des Pensées consacré à l’amour-propre, déplore que « L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres[12] », Rotrou paraît objecter que l’illusion est moins mensonge que nécessité. Si, comme le vérifie la princesse Valérie au début du Véritable Saint Genest à propos d’un rêve équivoque, entre mensonge et vérité la frontière est ténue et si, comme en est finalement persuadé le personnage éponyme de Don Bernard de Cabrère, « Tout dépend du hasard et la vie est un jeu » (III, 10), il est de la sorte tout à fait concevable que, puisque l’existence peine souvent à se démarquer du rêve, la vie du songe[13], l’illusion puisse déboucher sur le réel et que, paradoxe apparent, l’être puisse naître du paraître, la personne émerger du personnage. Pascal n’était-il pas lui-même convaincu que « c’est en faisant tout comme s’ils croyaient » (Pensées, fr. 680) que certains parviennent finalement à croire ? Toutefois, si l’alchimie du vrai est tributaire de la manipulation du faux, la simulation ne saurait être gratuite. Comme dira La Bruyère, « Il y a du péril à contrefaire[14] ».

En effet. À moins d’être maniée avec expertise et savoir-faire, l’illusion risque de subvertir le savoir-être de son manipulateur. Dans Les Occasions perdues, malgré l’avertissement d’Hélène : « J’entends que tu feindras de te sentir atteinte, / Mais non pas de passer les bornes de la feinte » (II, 2), Isabelle finira par éprouver véritablement une passion amoureuse initialement simulée avec talent. De même, dans Le Véritable Saint Genest, c’est en représentant un chrétien que l’acteur païen, « Du Théâtre Romain, la splendeur et la gloire » (V, 7), va se laisser prendre par son rôle et, répudiant son personnage au profit de sa personne, revendiquera une nouvelle identité en s’adressant directement à Lentule, le comédien, et non plus à Anthyme, le personnage : « Ah ! Lentule ! en l’ardeur dont mon âme est pressée, / Il faut lever le masque et t’ouvrir ma pensée ; / [...] / Adrian a parlé, Genest parle à son tour ! / Ce n’est plus Adrian, c’est Genest qui respire » (IV, 5). C’est par l’intermédiaire d’Adrian que Genest est perméable à la Grâce mais, passant ainsi du théâtre du monde au theatrum mundi conçu par et pour Dieu, il abandonne du même coup ce qui constituait sa force, et faisait son intérêt.

Les nombreux personnages-meneurs de jeu de Rotrou obéissent aux mêmes rythmes, aux mêmes rites, aux mêmes codes, qu’un véritable dramaturge-démiurge et, contrairement à Genest qui se laisse déborder par son rôle, sont en mesure de peser sur l’événement, capables d’infléchir le cours des choses à leur avantage. Sur un théâtre du monde où, comme dit le Lucidor de La Pèlerine amoureuse, la divinité ne s’intéresse que de très loin à ce qu’elle a « soumis à l’appétit des hommes » et que « c’est à nous de pourvoir à nos nécessités » (I, 1), le metteur en scène et l’acteur ont ainsi la possibilité de manipuler à leur profit non seulement les mystères de l’amour mais, également, de percer les arcanes du grand théâtre du monde. En effet, si les talents appropriés d’acteurs ou d’actrices permettent à un personnage de disposer à son gré d’une passion amoureuse apparemment incoercible[15], il est certainement logique de supposer que ces mêmes aptitudes permettraient à quiconque les possède de réaliser le rêve de maître universel. À l’aide de sa voix, de son geste et de son corps, l’habile comédien(ne), en tant que véritable illusionniste, est virtuellement en mesure de dédoubler le monde, d’en construire un à sa mesure et selon sa perspective. Il/elle peut fournir une image du réel se donnant comme aussi vraie, sinon plus authentique, que la réalité. Mais, de la même manière que le magicien est tenu d’accumuler la connaissance parfaite des filets et des appâts qu’il lui faut tendre pour atteindre son objectif, il est impératif que le personnage-acteur obéisse à une stricte discipline pour parvenir à l’effet désiré. Si la potentialité de transmuer la feinte en vérité, de faire du vrai avec du faux, est bien inscrite dans l’ordre du possible, il importe avant tout que l’acteur ne se laisse pas prendre au piège de l’illusion et qu’il soit en mesure de régler et de contrôler ses émotions pour que, croyant être leur maître, il ne subisse, comme Genest ou Isabelle, leur maîtrise.

En fait, le thème héraclitéen sans cesse ressassé du “branle universel”[16] associé à celui connexe de l’aléatoire des foucades du Sort, « Ce monarque insolent, à qui toute la terre / Et tous ses souverains sont des jouets de verre » (Saint Genest, I, 2), ainsi que les fréquents changements de face de la scène du monde : « Dieux ! Qu’un prompt changement renverse toutes choses, / Et que je suis confus en ces métamorphoses ! » (Céliane, V, 3), peuvent aisément s’interpréter comme de formidables incitations à l’action. Il ne suffit plus d’habiter le monde, il convient, comme invite Descartes à la même époque, de s’en rendre « comme maîtres et possesseurs » (Discours de la méthode, VI). Et cela, moins peut-être à l’aide de la jeune science moderne en voie d’élaboration que par l’intermédiaire des merveilleux pouvoirs d’un théâtre qui, lui aussi, connaît un profond renouvellement et accorde un intérêt nouveau à la pratique scénique, qu’il s’agisse de l’émergence de nouvelles conceptions de mise en scène et de décoration[17], ou de techniques novatrices dans le jeu des acteurs et des actrices.

Nonobstant les propositions scéniques audacieuses de ces vingt dernières années, nous sommes encore très mal renseignés sur la tonalité, la gestuelle et la scénographie de ce théâtre. À l’instar d’Eugène Green, intrépide explorateur de la diction et de la gestuelle présumées baroques, nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses sur la matérialité de cette dramaturgie, sur sa réalité sensible. Mais d’après quelques témoignages contemporains, dont ceux de Tallemant des Réaux, de Scudéry et de d’Aubignac, il semblerait qu’il y ait eu un effort d’identification — une quasi assimilation — entre l’acteur et son personnage. Pour parvenir à tromper le public, affirme Scudéry, les acteurs devraient d’abord s’abuser eux-mêmes : « Il faut, s’il est possible, qu’ils se métamorphosent aux Personnages qu’ils représentent : Et qu’ils s’en impriment toutes les passions, pour les imprimer aux autres ; qu’ils se trompent les premiers, pour tromper le Spectateur ensuite ; [...][18] ». À l’instar de Genest « repassant son Rôle, et se promenant » (didascalies, II, 4), l’acteur Montdory, avant d’entrer en scène, rapporte d’Aubignac, « se promenait quelque temps sur le Théâtre comme rêvant, s’agitant un peu, branlant la tête, levant et baissant les yeux, et prenant diverses postures selon le sentiment qu’il devait exprimer[19] ». Dans les textes dramatiques de Rotrou, rien ne paraît démentir une technique dont le but serait de parvenir au stade créateur par excellence : celui où le comédien, ou la comédienne, prête sa propre vie au personnage qu’il/elle doit représenter. Pourtant, si l’impératif initial de l’acteur est bien, comme semble l’exiger la norme dramatique du temps, une espèce d’identification rigoureuse avec le personnage, identification non parfois dénuée de danger ainsi que le suggère l’accident vasculaire cérébral de Montdory représentant Hérode dans la Mariane de Tristan L’Hermite[20], et le destin tragique de Montfleury consécutif peut-être à une interprétation trop intense des fureurs d’Oreste à la fin de l’Andromaque de Racine, un second impératif tout aussi essentiel exige que ce même acteur transcende cette première phase en produisant le personnage sans toutefois s’y abîmer. Et cela, aux deux sens du terme. Être soi tout en étant, fictivement, un autre. Il s’agit, déclare Genest qui n’avait pourtant pas lu le Paradoxe sur le comédien de Diderot (1769), « d’imiter, et non de devenir » (II, 4).

C.  Le Véritable Saint Genest : l’apologie du théâtre ?

« Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, non seulement tu y fais pauvre figure, mais celui que tu aurais pu remplir, tu le laisses de côté. »

Manuel d’Épictète, § 37.

Cette perspective d’analyse permet en tout cas de libérer Le Véritable Saint Genest de l’herméneutique religieuse qui en circonscrit généralement l’interprétation. Il est légitime, je pense, de lire la pièce-phare de Rotrou comme moins franchement chrétienne que subrepticement machiavélique.

Le Véritable Saint Genest, sacrifiant à son tour aux jeux de l’illusion et aux expédients inépuisables de la théâtralité, s’inscrit en parfaite continuité avec l’ensemble du théâtre rotrouesque. D’une part, cette tragédie souligne la force d’une illusion théâtrale capable de subvertir jusqu’à l’acteur éponyme, pourtant connu et reconnu pour sa maîtrise de la scène, et elle suggère d’autre part, à travers les personnages-empereurs de Dioclétian et de Maximin, que la mise en scène de ce monde — un monde que Rotrou situe précisément dans la ville de Nicomédie qu’il fait opportunément rimer avec Comédie (I, 5) — passe par l’art consommé du théâtre. Par l’intermédiaire d’un acteur choisi pour ses dons de l’imitation, Dioclétian souhaite éprouver « de vrais ressentiments » (I, 5), i. e. de véritables impressions, dans le même temps que Maximin espère transmuer en geste héroïque la banale punition d’un vulgaire dissident et s’octroyer ainsi une place d’honneur dans les annales exemplaires de l’Histoire : « Oui, crois qu’avec plaisir je serai spectateur / En la même action dont je serai l’Acteur. / Va, prépare un effort digne de la journée / Où le Ciel m’honorant d’un si juste hyménée, / Met (par une aventure incroyable aux Neveux) / Mon bonheur et ma gloire au-dessus de mes vœux » (I, 5).

Mettant habilement l’esthétique au service du politique, Dioclétian et Maximin attendent de Genest la représentation d’actions valorisantes et non l’exhibition de la profession de foi d’un comédien qui, en plus d’interrompre le bon déroulement du mariage de Valérie et de Maximin, ne présente aucun intérêt. Ce qui faisait la grandeur de Genest c’était précisément son talent pour effacer sa personne afin que puisse advenir le personnage qu’il pouvait ainsi « ressuscite[r] » (I, V). D’autre part, reflétant le mécénat qui commence à se mettre en place en France, Dioclétian possède un incomparable potentiel de consécration en mesure de valoriser Genest dans le domaine artistique, comme il a déjà prouvé qu’il savait le faire dans le domaine affectif en épousant une simple paysanne qui, jadis, lui avait donné « quelques pains » (I, 1) et, dans le domaine politique, en élevant Maximin, un simple berger, au faîte du pouvoir. Il est de ce fait logique que Dioclétian entende bénéficier en retour de ce faire-valoir indéniable que doit lui assurer les talents d’un acteur capable, je l’ai dit, de « ressuscite[r] » les héros morts plutôt que de les « imite[r] » et de le rendre « Maître de mille Rois » (I, 5). Conscient de son pouvoir de consécration et, à l’instar de Richelieu, amateur averti du théâtre en tant que vecteur idéologique efficace, Dioclétian a par conséquent deux raisons au moins de punir l’impertinent histrion qui, négligeant son personnage au profit de sa personne, a lamentablement failli à son rôle, et cela au double sens du terme : à sa mission comme à son jeu. Dans Racine et Shakespeare, Stendhal stigmatise l’éventuel comportement inadéquat des spectateurs en rapportant l’anecdote de ce soldat d’un théâtre de Baltimore qui, voyant Othello sur le point de tuer Desdémone, tira sur l’acteur et lui cassa le bras[21] ; dans Le Véritable Saint Genest, Rotrou offre aux acteurs l’exemple type à éviter s’ils ne veulent pas offenser les spectateurs.

4/. Jean Rotrou : le retour

A.  Le déclassement

De la seconde moitié du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’importance de Rotrou tend à s’effacer. C’est à cette époque que l’historiographie entreprend l’élaboration du “classicisme”, néglige Rotrou et consacre Corneille en tant que dramaturge ayant marqué le renouveau du théâtre français. Rotrou passe alors, au mieux, pour un précurseur. Dans cette perspective téléologique, il devient un auteur “pré-classique” et offre à un Corneille, dont on oublie opportunément ses pièces dites “de jeunesse”, une filiation française pouvant faire l’économie du théâtre quelque peu archaïque d’Alexandre Hardy. Les Romantiques reconnaîtront l’auteur de Saint Genest, « la plus romantique pièce qu’ait produite au XVIIe siècle notre théâtre classique » (Bernardin, « Le théâtre de Rotrou », p. 496), comme l’un de leurs précurseurs mais ne l’admettront pas pour autant dans le peloton de tête des dramaturges de son temps. Il faudra attendre la vogue du baroque littéraire, vers le milieu du XXe siècle, pour que Rotrou reçoivent finalement toute l’attention qu’il mérite.

Évaluant la dramaturgie rotrouesque à partir de critères qui s’imposeront dans la seconde moitié du XVIIe siècle et que l’histoire littéraire utilisera pour élaborer la notion d’un prétendu “classicisme”, les premiers critiques qui s’intéressèrent à Rotrou se sont montrés sévères à l’égard d’un théâtre où seul Venceslas trouvait éventuellement grâce. On reconnaît en général à Rotrou le mérite d’avoir su importer et adapter à la scène française des textes étrangers, ainsi que d’avoir ouvert la route à Corneille qui, dit-on, l’aurait appelé « son père ». Toutefois, ces mêmes critiques sont unanimes à reconnaître avec Voltaire que le présumé « père » fut rapidement dépassé par le fils[22]. Parcimonieux en bons points et prodigues en cartons rouges, ces critiques se répètent plus ou moins les uns les autres et reprochent généralement à Rotrou d’avoir écrit trop et trop vite, et de n’avoir pas su brider une imagination débordante. Subodorant que s’il avait vécu plus longtemps Rotrou se serait peut-être amélioré, quelques critiques de cette époque, fondant leurs pronostics sur les pièces dans lesquelles ils décèlent des traces de la dramaturgie à venir, lui concèdent parfois une certaine influence sur ses augustes successeurs. Ainsi, selon Félix Hémon, si Rotrou n’égale ni Racine ni Molière, le contemporain de Corneille « est grand pour les avoir faits plus grands que lui » (Hémon, éd., Rotrou. Théâtre choisi, p. 57). Mais pour la majorité, Rotrou demeure ce « dramaturge qui procédait d’instinct, et savait peu son métier », selon le sévère verdict prononcé par Hippolyte Parigot[23]. L’on est le plus souvent convaincu qu’à sa mort, il avait atteint l’acmé de ses possibilités, et il est par conséquent logique, estime-t-on, que son théâtre, trop ancré dans son temps, soit inéluctablement voué à l’obsolescence.

Victime d’une historiographie partielle autant que partisane, c’est ainsi que Rotrou se retrouva rapidement relégué au rang des auteurs mineurs de second rayon. Il convient par conséquent de saluer l’heureuse initiative d’Emmanuel-Louis Viollet-le-Duc, le père du célèbre architecte, qui décida en 1820 de donner une édition en cinq volumes de son théâtre. En dépit de ses erreurs et de ses lacunes, l’édition de Viollet-le-Duc offrit néanmoins la possibilité aux contemporains d’avoir un accès relativement aisé à l’ensemble de la dramaturgie rotrouesque. Cela ne devait pourtant guère modifier l’opinion de la critique à l’égard du dramaturge de Dreux. Même pour les Romantiques, qui n’hésiteront pas à considérer Rotrou comme l’un de leurs ancêtres et déclareront, avec Émile Deschanel, que son théâtre « a quelque chose de shakespearien » (« Rotrou. Saint Genest », p. 262), c’est l’homme qui, par sa mort présumée héroïque au service de ses concitoyens, éclipse l’écrivain. C’est dans ce contexte que Charles-Hubert Millevoye remporta le prix de poésie sur « La mort de Rotrou » que l’Institut impérial —actuel Institut de France —, dans sa séance du 4 avril 1810, avait décidé d’organiser pour commémorer la chose. Si le théâtre de Rotrou n’était pas jugé le mieux à même d’illustrer les lettres françaises, qui continuaient à tresser des couronnes aux trois auteurs dramatiques déjà consacrés, la mort du dramaturge drouais était en revanche parfaitement en mesure de fournir un modèle d’abnégation et de patriotisme. Et c’est d’ailleurs cette dimension que se plaisent encore à souligner les discours officiels de M. de Falloux, directeur de l’Académie-Française, et de M. Legouvé, son chancelier, qui marquèrent l’inauguration de la statue du dramaturge, à Dreux, le 30 juin 1867. Alors que Corneille n’est Romain que dans ses écrits, déclara par exemple M. Legouvé, « Rotrou fait plus, c’est en Romain qu’il meurt » (Discours, p. 14). À la différence de Montaigne qui s’était prudemment tenu à l’abri de la peste qui frappait Bordeaux, Rotrou se serait dévoué corps et âme à ses administrés. Si le premier obtint un magnifique titre de gloire dans le domaine des Lettres, le second en obtenait un dans les affaires de la Cité.

B.  La réhabilitation

Nous sommes loin aujourd’hui de la perspective téléologique qui évaluait jadis les textes de Rotrou à l’aune de critères dramaturgiques totalement anachroniques. La critique actuelle se préoccupe surtout de leurs qualités intrinsèques et, lorsqu’il s’agit de pièces d’inspiration étrangères, elle souligne les indispensables adaptations que le dramaturge drouais a habilement su apporter à ses sources. Cette approche s’avère évidemment beaucoup plus favorable à une dramaturgie reconnue aujourd’hui, comme elle l’était d’ailleurs à son époque, particulièrement efficace. On s’aperçoit finalement que lorsque Rotrou emprunte — et il emprunte abondamment —, il ne veut pas faire autre chose : il veut faire autrement, et sans jamais perdre de vue le public de l’Hôtel de Bourgogne pour lequel il compose. Dans son ensemble, le bilan qui ressort de ces nouvelles modalités d’investigation contredit totalement les déclarations de principes et les jugements plus péremptoires les uns que les autres des premiers critiques.

Ce qui a permis cette réévaluation plus équitable du théâtre de Rotrou c’est, vers le milieu du siècle dernier, l’intérêt que les chercheuses et les chercheurs portèrent à l’existence d’un baroque littéraire mis au jour par, notamment, Jean Rousset dans La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon (José Corti, 1953). On comprit très rapidement que l’éclairage “baroque” rendait incontestablement mieux justice à la dramaturgie rotrouesque que ne l’avaient fait jusqu’alors la perspective classique et la tentative d’assimilation romantique. On s’intéressa désormais aux textes dramatiques de Rotrou non plus pour ce que l’on aurait aimé qu’ils fussent à l’aune d’une esthétique dite “classique” et en tout cas inappropriée parce qu’anachronique, mais pour en souligner les dimensions congruentes avec l’esthétique et la thématique réputées désormais baroques : mouvements, métamorphoses, illusions, ostentations, déguisements, méprises, etc., et en apprécier l’éminente valeur théâtrale. Unanimes, les critiques sensibles à l’apport du baroque dans la mise en question de l’historiographie littéraire traditionnelle répudièrent la disqualification sommaire d’Hippolyte Parigot, réhabilitèrent Rotrou et établirent la prééminence du Véritable Saint Genest sur le reste de sa production dramatique. « Saint Genest is certainly Rotrou’s best play to date », affirma par exemple Joseph Morello (Jean Rotrou, p. 133) à la suite du pionnier es études rotrouesques que fut Jacques Morel : « La tragédie de Saint Genest constitue le plus haut effort de la pensée dramatique de Rotrou. Elle en est l’expression la plus complexe et la plus claire à la fois » (Rotrou dramaturge de l’ambiguïté, p. 131).

Quelque trente années plus tard, en 1998, sous l’égide de Georges Forestier, le Centre d’Étude de la Littérature Française des XVII et XVIIIe siècles de l’université Paris-4 décida de produire une édition complète du théâtre de Rotrou. Dotée d’un riche appareil critique, les treize volumes de cette édition à orthographe modernisée rendent totalement obsolète l’édition de Viollet-le-Duc. Influencé par l’hypothèse de la diction censément baroque que proposait alors Eugène Green, le parti-pris éditorial fut de conserver les majuscules — celles-ci ayant peut-être une fonction d’accentuation des termes qui les reçoivent — des éditions de références, ainsi que la ponctuation originelle, considérée beaucoup plus pneumatique que syntaxique et dont les principales caractéristiques se trouvent énumérées dans l’introduction générale de cette édition.

C’est au sein de cette équipe de recherches que naquit l’idée d’un colloque international entièrement consacré à Rotrou. Organisé par Pierre Pasquier, Georges Forestier et Julia Gros de Gasquet, ce premier colloque dédié au dramaturge drouais : « Rotrou, figure majeure du théâtre baroque européen », se déroula à Tours du 15 au 17 juin 2005, dans les locaux du Centre d’Études Supérieures sur la Renaissance ; et les actes furent publiés en 2007 dans un numéro de Littératures Classiques : « Le théâtre de Rotrou ». C’est à la suite de ce colloque que trois textes dramatiques rotrouesques : Antigone, Venceslas, Le Véritable Saint Genest, furent mis au programme de la prestigieuse agrégation de Lettres modernes. Couronnant en quelque sorte cette assomption universitaire, le Ministère de la Culture agréa Jean Rotrou au nombre des Célébrations officielles patronnées par l’État en 2009[24]. Cette reconnaissance nationale de l’un de ses augustes ressortissants encouragea la ville de Dreux à commémorer du 17 mars au 20 septembre 2009 le quatrième centenaire de la naissance de Rotrou[25].

En dépit toutefois de ces méritoires efforts dans le domaine de la recherche érudite, Jean Rotrou demeure, comme je le disais plus haut, largement ignoré du grand public. Il a certes fait un timide retour dans les manuels d’histoire littéraire, mais il reste encore dans la coulisse des théâtres et ne fréquente que trop rarement la scène. L’entrée du Véritable Saint Genest à la Comédie-Française en 1986 dans la mise en scène discutable d’André Steiger ne fut certainement pas très glorieuse, et les mises en scène davantage inspirées de Xavier Brière pour La Belle Alphrède au théâtre parisien de La Main d’Or en 1992, et celle de Jean-Marie Villégier pour Cosroès dans la salle Christian-Bérard de l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet en 1996, n’ont malheureusement pas fait d’émules. C’est pourtant du côté de la scène que Rotrou doit maintenant espérer une reconnaissance méritée. La présente bibliographie encouragera, je l’espère, de nouvelles études sur les textes dramatiques de Rotrou, sera-t-elle en mesure de convaincre les praticiens et praticiennes du théâtre de monter ses textes scéniques ? Je n’aurai pas la prétention de le croire. Cela dit, je demeure persuadé que la réhabilitation de Rotrou passe nécessairement par le retour de ses textes sur la scène de nos théâtres.

*****

Contrairement à une bibliographie matérielle dont la pertinence résiste assez bien à la fuite du temps[26], les bibliographies de type thématique, annotée, ou critique[27], s’avèrent rapidement périmées. À l’âge du numérique, il est indiscutable que ce type de recherches gagne à être publié en ligne : ses résultats sont ainsi plus facilement consultables et, surtout, peuvent aisément et fréquemment être mis à jour. À cet égard, je vous demanderai d’avoir l’obligeance de bien vouloir me signaler vos travaux sur Rotrou afin que je puisse les intégrer à cette bibliographie.

 

[1] Alors qu’en 1968 la bibliographie de Charles B. Osburn ne répertoriait que 158 travaux pour la période allant de 1880 à 1965 (« Introduction to Jean Rotrou: A Bibliography »), la dramaturgie de Rotrou a bénéficié depuis d’une indéniable attention. Outre les études qui lui sont spécifiquement consacrées, les ouvrages généraux consacrés au XVIIe siècle ne snobent plus Rotrou. Il est toutefois à regretter que son théâtre n’ait pas (encore ?) suscité un réel intérêt du côté des metteur.e.s en scène.

[2] Si l’on eût demandé aux candidats de justifier cette sélection, ils/elles auraient sans doute peiné à expliquer la présence d’Antigone à côté des deux autres pièces. Déjà inscrite au programme de littérature comparée lors de l’agrégation de 1991, la tragédie du Véritable Saint Genest fut, en 1986, après La Sœur (1812), Cosroès (1704), et Venceslas (1857), le quatrième texte dramatique de Rotrou à figurer au répertoire de la Comédie-Française dans la mise en scène discutable d’André Steiger.

[3] Érigée sur la place Lafayette de Dreux, qui prit dès lors le nom du dramaturge local, une statue en bronze de Rotrou, réalisée par Jean-Jules Allasseur grâce à un legs de l’ancien maire de la ville, Louis-Eutrope Lamésange, fut inaugurée le 30 juin 1867. Fondue en 1942 sur l’ordre des Allemands qui souhaitaient en récupérer le bronze, c’est une copie en pierre due au sculpteur Delandre qui fut installée dès 1943. Officiellement inaugurée en 1950, pour le tricentenaire de la mort du dramaturge, cette statue fut nettoyée et mise en valeur par un éclairage par le sol, en 2009, à l’occasion de la célébration du quatrième centenaire de la naissance de Rotrou.

[4] Dreux demeure pour certains la première ville française où un membre du Front National, Jean-Pierre Stirbois, réalisa un score sans précédent (16,7%) aux élections municipales de 1983.

[5] À l’instar de l’édition complète du théâtre de Rotrou, de nombreuses éditions critiques des textes dramatiques de ces dramaturges ont récemment vu le jour.

[6] « La poésie, et particulièrement celle qui est composée pour le théâtre, n’est faite que pour le plaisir et le divertissement, » écrivait François Ogier en 1628, « et ce plaisir ne peut procéder que de la variété des événements qui s’y représentent » (« Préface au lecteur », dans Jean de Schélandre, Tyr et Sidon, éd. Joseph W. Barker, Paris, Nizet, 1975, p. 153).

[7] Qu’il s’agisse, comme dans Le Véritable Saint Genest, de “théâtre dans le théâtre”, ou, plus fréquemment, de ces nombreux épisodes de déguisements ou de « jeux de rôle » bénéficiant du regard et des commentaires de spectateurs internes chargés, à l’intention des véritables spectateurs de la pièce, d’en souligner la théâtralité ; voir à ce sujet Jean-Claude Vuillemin, « Réflexions sur la réflexivité théâtrale », L’Annuaire Théâtral, 45, 2010, p. 119-135.

[8] Le meilleur ouvrage sur la question demeure l’étude séminale de Jacques Morel, Rotrou dramaturge de l’ambiguïté. Voir également Raymond Lebègue, « Rotrou dramaturge baroque ».

[9] Voir Jean-Claude Vuillemin, Épistémè Baroque : le mot et la chose, Paris: Éditions Hermann, coll. « Savoir Lettres », 2013.

[10] Une idée similaire se retrouve chez le Créon d’Antigone : « [...] le Ciel laisse agir l’ordre de la nature, / Et n’a pas toujours l’œil sur une créature » (V, 5).

[11] Exception qui confirme la règle, ce n’est qu’à la fin de La Florimonde que les spectateurs découvrent, en même temps que Théaste (V, 5), la véritable identité de Félicie sous le déguisement de Tyrsis, « un jeune Étranger » (I, 5). Les lecteurs du texte dramatique sont quant à eux renseignés par l’inadvertance probable de pronoms féminins dans les didascalies qui suivent les v. 1150 et 1565.

[12] Blaise Pascal, Pensées, fr. 100, dans Gérard Ferreyrolles et Philippe Sellier, éd., Les Provinciales, Pensées et opuscules divers, Paris, Librairie Générale Française, 2004.

[13] La métaphore de « La vie est un sommeil » (Jean de La Bruyère, « De l’homme », 47, dans Les Caractères, 1696, René Pignarre éd., Paris, Garnier-Flammarion, 2011, p. 273), ou de La vida es sueño, comme le proclame l’intitulé d’une comedia fameuse de Calderón — « un songe, un peu moins inconstant » précisera Pascal (Pensées, éd. citée, fr. 653) —, est un axiome qui, avec la comparaison du monde à un théâtre, relève dans l’Europe baroque du lieu le plus commun.

[14] La Bruyère, « Des femmes », 56, dans Les Caractères, éd. citée, p. 128.

[15] Je renvoie sur ce point au chapitre « Eros et dramaturgie » de Jean-Claude Vuillemin, Baroquisme et théâtralité, p. 121-173.

[16] « Le monde n’est qu’une branloire pérenne », diagnostique Montaigne, « Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant » (Les Essais, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 2004, III, 2, p. 804-805). « Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir », prévient à son tour Pascal, « il branle et nous quitte. Et si nous le suivons, il échappe à nos prises, il glisse et fuit d’une fuite éternelle » (Pensées, éd. citée, fr 230). En congruence avec la ronde des passions qui troublent le moi et le monde, tout paraît en effet emporté par un « branle perpétuel » (Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686, éd. Christophe Martin, Paris, GF Flammarion, 1998, VI, p. 166).

[17] On consultera à cet égard l’édition critique du Mémoire de Mahelot procurée par Pierre Pasquier, Paris, Champion, 2005.

[18] Georges de Scudéry, L’Apologie du théâtre, Paris, Augustin Courbé, 1639, p. 85.

[19] François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, 1657, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001, IV, 1, p. 405.

[20] « Ce personnage d’Hérode lui coûta bon », rapporte Tallemant des Réaux, « car comme il avait l’imagination forte, dans le moment il croyait être ce qu’il représentait, et il lui tomba, en jouant ce rôle, une apoplexie sur la langue qui l’a empêché de jouer depuis » (Historiettes, éd. Antoine Adam, 2 vol., Paris, Gallimard, 1960-1961, II, p. 775-776).

[21] Stendhal, Racine et Shakespeare, 1823, éd. Bernard Leuilliot, Paris, Kimé, 1994, p. 22.

[22] Réitérant l’affirmation de Maupoint (Bibliothèque des théâtres, p. 141) selon laquelle Corneille appelait Rotrou « son père », Voltaire ajoute : « [o]n sait combien le père fut surpassé par le fils » (Le Siècle de Louis XIV, 36, p. 963). Cette légende, remarque Emmanuelle Mortgat-Longuet, « fait de Rotrou une figure pré-cornélienne qui permet d’octroyer à Corneille, parallèlement à ses sources étrangères, une éventuelle filiation française, sans pour autant rapporter celle-ci à Hardy, alors bien trop entaché d’archaïsme et de grossièreté » (« Images de Rotrou dans l’historiographie du théâtre français (1674-1750) », p. 290).

[23] Hyppolite Parigot, Génie et métier, Paris, Armand Colin, 1894, p. 85.

[24] Voir Jean-Claude Vuillemin, « Jean de Rotrou (1609-1650) ».

[25] Je sais infiniment gré à Madame Axelle Marin, responsable du Service culturel Arts & Histoire, et directrice du Musée d’Art et d’Histoire de Dreux, d’avoir eu l’obligeance de me faire parvenir le Catalogue de la commémoration ainsi qu’une copie des actes non publiés des communications prononcées. Je répertorie ce catalogue, ainsi que ces communications, dans la catégorie « Documents divers ».

[26] Parente de la codicologie, et relevant de l’histoire du livre, ce type de bibliographie s’intéresse à la façon dont l’objet “livre”, en tant que porteur d’un texte, a été fabriqué, transmis et conservé. C’est Wallace Kirsop qui travaille actuellement à la production de la bibliographie matérielle de Rotrou.

[27] À la différence d’une bibliographie critique qui évalue les textes recensés, une bibliographie thématique se borne à donner une liste structurée de références inhérentes à un même auteur, thème ou sujet, et une bibliographie annotée, aussi dite analytique ou descriptive, offre un bref résumé pour chaque entrée.